15/10/2017

Interview de Stéphanie Brousse

D'abord enseignante

Enseignante en anglais, Stéphanie Brousse-Crescent est âgée de 46 ans. En 2014, elle publie Tous Intelligents, Aider son enfant à l’école, aux éditions Odile Jacob. 


Depuis, elle travaille aussi avec le réseau CANOPE, l'APEL, l'ISFEC, diverses Académies en tant que formatrice. En tant que conférencière, elle s'adresse aux parents d'élèves et aux étudiants dans les Grandes Ecoles. Quelques appels pour des formations dans les entreprises et un travail commun avec les chercheurs en neurosciences annoncent de belles collaborations.


Qu’apportent les neurosciences sur l’étude du rôle du numérique dans les apprentissages ?

Deux éminents spécialistes ont répondu à cette question : Howard Gardner et Serge Tisseron. Pour résumer leur pensée, disons que le numérique est le signe de notre évolution. Nul ne saurait appeler à nier l’évolution quelle que soit sa nature. Deuxième observation : Le bon sens doit présider à toute intégration d’une innovation.

Pour ce qui est des découvertes sur le cerveau pouvant éclairer l’apprentissage appelées neurosciences appliquées à l’éducation, il est recommandé de ne pas exposer les enfants de moins de trois ans à quelque écran que ce soit. Le cerveau de l’enfant petit doit d’abord s’ancrer dans la réalité matérielle. De plus, pendant qu’il construit ses premiers circuits cérébraux, un environnement enrichi fait de nature, d’expériences sensorielles et d’échanges affectifs riches est crucial à son épanouissement. Cela garantit son équilibre. 
L’élément numérique a deux défauts dans cette tranche d’âge (0-3 ans) : il est virtuel, et puisqu’aucune pédagogie ni aucune éducation ne l’accompagne, libre cours est donné à son côté addictif. Pour le dire autrement, il empêche l’enfant de construire par son oisiveté, son enfant intérieur. Son imaginaire est saturé d’un univers construit pour lui. Il n’est pas libre d’investir son monde de pensées connectées à son monde intérieur. On risque de laisser se développer un enfant vide, qui ne se connait pas. Il deviendrait alors au mieux influençable, au pire un paillasson.
Enfin, la gratification immédiate apportée par l’interaction fictive déclenche dans le cerveau une satisfaction triomphante totalement addictive: je veux changer d’appli, deux touchers et j’obtiens ce que moi, enfant tout puissant, je veux, j’exige, j’ordonne à ma « tabilette ». 
Nous ne sommes pas égaux devant ce phénomène : certains enfants ne développeront pas pour autant des comportements capricieux, autoritaires ou dictatoriaux car il n’y aura pas eu dans leur éducation d’autre stimulateur de ce penchant pour la satisfaction immédiate. Le risque reste posé pour les plus sensibles. 

Serge Tisseron qui est psychiatre, a un jour attiré mon attention sur le fait que les parents n’éduquaient jamais leurs enfants au temps. On dit « viens on va faire trois courses, j’en ai pour 5 mn ». Et le truc dure deux heures. 5 mn ne sont jamais 5mn. Ne nous étonnons donc pas que nos enfants se roulent par terre quand on applique vraiment 5mn à leur temps de jeux vidéos. Il se sentent trahis. Ils le sont. C’est la même chose quand la maîtresse dit qu’il reste 5mn pour finir l’évaluation d’opérations. Quand on vous a fait croire qu’un thé chez Tatie Danielle durait tout au plus une demie heure et que ça vous a coûté un max d’après-midi en forêt, pas facile de se contrôler. Après 3 ans, on gagnerait à encadrer le temps passé devant l’écran d’une parole adulte claire et vraie.
Toujours après 3 ans puisqu’il est entendu qu’avant, l’enfant n’a pas eu accès à la « tabilette », (smiley clin d’œil)  il est aussi scientifiquement démontré que jouer sur une appli permet à l’enfant de maintenir sa concentration plus longtemps. Quand on sait que enfants et adultes confondus le temps de concentration est passé de 12 à 6 mn en 10 ans, on ne peut que se réjouir d’avoir un outil de stimulation.

D’une manière générale et malgré les différences inhérentes à chacun, pendant la période de croissance et jusqu’à la maturité corticale (25 ans) pour ce qui concerne les jeux vidéo, il convient de limiter l’exposition devant écran à 20 mn d’affilée. Le cerveau a besoin d’1h30 sans stimulation de l’hypophyse pour descendre dans le sommeil, donc éteindre l’écran 1h30 avant de se coucher est salutaire pour le sommeil et protège ainsi l’intégration des informations pendant le sommeil paradoxal. 
Dans la dernière phase du sommeil, les informations migrent de la mémoire de travail à la mémoire à long terme. Or le cerveau ne fait pas la différence entre une donnée virtuelle et une information réelle. Il passe le plus clair de son énergie à trier les informations d’ordre prioritaire et relevant de sa survie des informations à ne pas traiter. 
Ainsi la nuit, les priorités sont : traitement des traumatismes et du stress chronique et aigü, puis intégration des souvenirs liés à l’expérience de vie, et enfin intégration des informations stockées dans la mémoire de travail. Passent avec fluidité les informations de la mémoire de travail assimilées avec une émotion positive. En dernier, on intègrera s’il reste un peu d’énergie, le cours ennuyeux ayant été reçu sans donner lieu à une expérience.

Neurosciences et numérique appliqués à l’apprentissage

Sachant tout cela, j’ai modifié absolument tout dans ma manière d’enseigner. Je ne construis plus des cours, mais des expériences de vie dans lesquelles on ressent des émotions positives. Du coup, quand je demande d’apprendre du vocabulaire (c’est toujours aussi chiant, on va pas se mentir), j’utilise l’application Plickers pour le faire réciter. 
Les élèves disposent d’un QR code pour répondre à un QCM qu’ils ont reçu en format papier. Ils ont fait leur évaluation de façon classique : quel est le synonyme de…trouver l’antonyme parmi…compléter la phrase…trouver la reformulation de cette phrase parmi les quatre phrases suivantes…trouver l’intrus parmi ces mots…quel est le mot racine…you name it ! Quand ils ont fini de cocher a-b-c-d, on fait deux trois ou quatre équipes. On met une règle, n’importe laquelle : chacun de ceux qui a une meilleure note que la dernière fois rapporte un point à chaque membre de son équipe, par exemple. Ensuite je projette les questions, ils tournent leur carré noir selon leur réponse et le montrent en le tenant devant eux, je le scanne avec mon téléphone et c’est Plickers qui compte les points sur 100. Je les ramène sur 20 à la maison. 

Je ne préviens jamais quand ce sera une Plickers, mais aucun élève ne se fait avoir 2 fois : pouvoir « jouer » est le plus puissant motivateur du monde. Je construis toutes mes progressions en mode projet parce que les neurosciences m’ont révélé que le cerveau de nos jeunes a besoin de sens : leurs devoirs maisons doivent leur être utiles, sinon à quoi bon étudier ? Il en va de même pour leur demander de lire un texte en préparation d’un cours entraînant la compréhension écrite : la mise en œuvre imposera d’avoir étudié le texte pour pouvoir s’engager dans l’activité faite en classe.
Ainsi, utiliser en classe un outil numérique sans qu’il ait de sens dans notre pratique nous discrédite aux yeux de nos élèves. Heureusement, il existe beaucoup d’outils sympas qui sont loin du gadget. Pour la trace écrite quand on a un plan à suivre ou quand on veut travailler en mode brainstorming afin de faire élaborer une carte mentale qui puisse servir de base pour construire un plan de dissertation, le site gratuit Prezi propose un nombre important de templates. Prezi est une sorte de powerpoint dynamique qui donne une vue d’ensemble, qui zoome sur des cercles, qui permet d’attirer l’attention sur des titres, des sous-titres, sur l’organisation d’une pensée. 

Le powerpoint permet aussi au professeur de centraliser ses documents et de les partager sur l’ENT de l’école. Les élèves peuvent ainsi revoir ou réécouter une vidéo. On peut même ajouter une page avec des liens de vidéos complémentaires ou de documents audio d’entraînement pour la Compréhension Orale afin d’aider les élèves  à s’entraîner à la prise de notes au lycée.
Pour les BTS Commerce International, je suis en train de monter un petit laboratoire de langues. La plasticité cérébrale nous apprend qu’il est toujours possible d’apprendre en particulier lors de périodes sensibles comme celle de l’adolescence. Entraîner l’oreille, faire pratiquer la répétition pour poser son accent, construire ses connaissances liées aux sonorités, phonèmes, accents…tout est encore possible pour bien parler, même quand on ne peut pas s’offrir l’expérience de l’immersion en pays étranger.

J’utilise audacity et un casque pour fractionner les documents audio. On va reprendre à la base : chiffres, lettres, expressions, puis des dialogues et des tournures dédiées pour apprendre à écrire une lettre commerciale ou à prendre part à un débat. Le résultat de mon travail sera un ensemble de fichiers audio accessibles sur le cloud de l’ENT de l’école. L’étudiant se connecte, il met son casque, et il écoute et répète en faisant attention à un élément accentuel de la langue anglaise. Régulièrement, nous irons en salle informatique pour que je puisse écouter chacun et lui donner des objectifs individuels. A chaque document son objectif de travail : l’accent de mot, l’accent de phrase, le –th…Je ne manquerai pas de leur mettre les verbes irréguliers pour « révision » (mdr).
J’ai les traducteurs google traduction et reverso en horreur, en revanche je recommande d’avoir wordreference et thesaurus (dictionnaire des synonymes) sur son téléphone pour pouvoir chercher les mots et les synonymes en anglais. Charge à l’élève de travailler sa syntaxe et donc de construire sa pensée, et par là-même ses circuits cérébraux.
Plus aucune classe ne fonctionne sans conv’, raccourci du mot « conversation », c’est un groupe Facebook fermé et dédié aux échanges de travail scolaire et c’est tant mieux, c’est une manière professionnelle à partir des réseaux sociaux de faire partie d’un groupe de travail et cela développe le partage, l’entraide et l’humilité. Pas si facile de demander aux autres de partager quand on est en panne. Bien sûr, on peut craindre la triche. Mais elle est autorégulée par les émotions d’orgueil, de peur d’être mal vu et de gratitude. Quand on demande, on se doit de partager à son tour. 

Les expériences neuroscientifiques japonaises mettant en présence des élèves des professeurs robots ont révélé pour les enseignants une chose très satisfaisante : les robots deviennent vite limités et c’est la qualité des interactions entre humains qui apporte une vraie variable quand on mesure la performance des enseignants. Bref, les bons profs sont irremplaçables. Mieux, les analyses de l’OCDE nous révèlent que peu importe la méthode, notamment de lecture, c’est l’enseignant qui enseigne,  et qui change la donne.
L’outil numérique, bien utilisé, permet de varier les pratiques et d’apporter au cerveau sa plus grande jouissance, celle de comprendre et d’apprendre. Tous les cerveaux sont câblés pour apprendre. Ils détestent par-dessus tout l’ennui. Grâce à des outils numériques utilisés à bon escient et sans en saturer nos mises en œuvre, nous pouvons enrichir les environnements d’apprentissages et les expériences de nos élèves. Un cours, c’est une sorte de magie. Les mises en oeuvre, c’est la baguette. Un des trésors qui apparait d’un coup de baguette peut être l’ordinateur, l’application, la tablette…Le prof connait les mots magiques et l’apprenti sorcier s’essaie, s’entraîne pour devenir un enchanteur avec et aussi sans les outils numériques.

Cas particulier des jeux violents

Quand l’enfant ou l’ado - ou même son père - jouent à un jeu vidéo violent, sa glande hypophyse est stimulée : cela lui permet d’être performant et de rester en alerte. Cette glande n’est pas faite pour passer en mode sur-vigilance. Elle s’active pour nous permettre de réagir avec impulsivité face à un danger de mort. Le mode sur-vigilance entraîne un traitement prioritaire de l’information « danger » lors du sommeil paradoxal. Pour être plus clair, au lieu d’être occupé à retenir ses structures anglaises complexes, le cerveau s’attache à repasser les images du jeu vidéo qui l’ont interpellé, bouleversé ou traumatisé selon qu’il est plus ou moins sensible. Il a besoin de les rappeler pour les traiter. Certains adultes et d’autres enfants devraient proscrire ce genre de jeux. D’une manière générale, si quand on doit s’arrêter on ressent une frustration, il faut s’interroger sur le lien de dépendance que l’on entretient avec cette activité. Quand le cerveau en vient à repasser tous les soirs ces images en boucle, on atteint des niveaux de saturation qui conduisent à la dépression et au burn-out.

Quelle est votre appli préférée ?

En ce moment Plickers car elle m’oblige à rendre les QCM intelligents et qu’elle a soulagé mon temps de correction pour un certain nombre d’activités ciblées. Gratitude.

François Jourdain

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